LOUIS XVI GARDE LA TÊTE HAUTE LE 21 JANVIER À NANTES





LOUIS XVI GARDE LA TÊTE HAUTE
LE 21 JANVIER À NANTES




L’air est gelé, humide. Un léger coup sur le frein et le food-truck glisse sur les pavés givrés du petit matin. Heureusement, la place Louis XVI est vide.

Enfin, de ce que l’on peut voir avec cette foutue purée de pois. Gégé, la carrure d’un docker, le visage mangé par une barbe plutôt sel que poivre, d’où émergent deux yeux d’un bleu rieur et moqueur, gare son petit camion à quelques mètres du monument dont il espère qu’il va lui amener force chalands et clients.

Gégé est spécialisé dans la restauration liée à des lieux et à des dates historiques. « C’est simple, le 14 juillet, je suis à la Bastille, le 11 novembre, à Rethondes, le 6 juin, à Omaha Beach, le 21 juin, à Varenne, le 18 juin, à Londres ou Waterloo, c’est selon mon humeur, et ainsi de suite », s’amuse Gégé.

Aujourd’hui, nous sommes le 21 janvier. Gégé s’installe en plein cœur historique de Nantes. Mais que diable vient-il faire à Nantes en cet anniversaire du rétrécissement de ce bon roi Louis XVI. C’est bien à Paris, place de la Révolution, aujourd’hui place de la Concorde, que Louis Capet a été guillotiné. Alors, pourquoi Nantes ?

C’est que cette ville plutôt rebelle à toutes les formes de pouvoir, qu’il s’agisse de la monarchie, des chouans ou de la terreur républicaine, conserve en son sein une pièce unique en France, tout du moins dans les grandes villes. Une statue de Louis XVI. Et une statue ostentatoire, je vous prie, car perchée sur une colonne de vingt-huit mètres de haut !

Dans les frimas brumeux, Gégé installe une grande pancarte « Menu spécial 21 janvier ». « C’est mon premier 21 janvier. Pas évident, car c’est la mort de Louis XVI, d’accord, mais aussi de Lénine et de Georges Orwell. Les points communs ne sautent pas aux yeux ! »

Pas évident, surtout que le Gégé est un sujet politiquement très instable. Sur un vieux fond anar, c’est le prototype du mec bien, capable d’épouser causes et combats divers et variés. De droite quand il s’agit de baisser ses taxes, il vire à gauche dès qu’une injustice lui saute aux yeux. À moins que cela ne soit l’inverse…

« Bah, Louis XVI, ce n’était pas vraiment le mauvais cheval. J’ai l’impression qu’il a payé pour tous les autres, pour tous ceux qui se sont assis sur le trône avant lui. Ils ont foutu la merde et le peuple a tiré la chasse en 1789. Au mauvais endroit au mauvais moment, non ? »

 Élevé aux leçons d’Histoire d’un collège catholique et à celles plus cathodiques d’Alain Decaux, le cours magistral du Gégé me surprend. Mais au fond, il n’a pas tout à fait tort. Sauf à être d’une parfaite mauvaise foi ou spécialiste de l’histoire de la Révolution à Lutte ouvrière, on se doit de reconnaître au règne de Louis XVI des velléités réformatrices plus inspirées de l’esprit des Lumières que de la pire réaction seigneuriale des provinces les plus reculées.

 Louis Capet s’est ainsi avancé sur les chemins de l’abolition de la torture et du servage. Il est même allé jusqu’à publier un Édit de tolérance des protestants et supprimer le péage pour les juifs d’Alsace, c’est dire ! Las ! Les réactionnaires de toujours, les privilégiés de la noblesse de robe, les Versaillais, le haut clergé et les petits marquis de nos belles provinces, bref, les ancêtres des Balladuriens, ont tué l’œuf réformateur de Louis XVI dans la poule au pot de fer de nos espérances brisées.

 Gueuse de gueuze

 À l’heure où blanchit la campagne et sonnent les mâtines, une troupe clairsemée menée par un quidam aux allures de corbeau s’approche de la colonne royale. Perçant la brume, le père Gontran de la Fraternité Saint Pie XII s’avance, la soutane noire au vent. Il porte à bout de bras une étoffe blanche, tout droit sortie d’un film du Moyen Âge, où l’on distingue un cœur, des fleurs de lys et une inscription : « À notre roi martyr ».

Il est suivi de quelques familles et d’une dizaine de jeunes gens au crâne aussi lisse à toute forme de pilosité supérieure à 3 mm qu’aux idées marxistes. Un jeune garçon en loden vert traîne les pieds.

   Mais, Grand-Mère, que fait-on là ? J’ai froid et j’ai envie de jouer aux jeux vidéo avec les copains.
— Silence, Stanislas ! Tu es contaminé par les idées néfastes de l’école du diable à la solde de la gueuse. Apprends à souffrir un peu, ne serait-ce que le millième de ce qu’a enduré le roi martyr et sa famille dans les geôles du Temple. Marche droit et prie pour Louis XVI et le retour de la famille de France aux commandes de notre pays malade et régicide.
 — Mais, Mamie, la gueuze, c’est une bière ! Les Français sont malades parce qu’ils en boivent trop ?
 — Stanislas ! Seigneur, Marie, Joseph. La gueuse, c’est la République, ce régime assoiffé de sang bleu, aux mains des francs-maçons et des affairistes du peuple déicide.

 Affairé à mettre de la cannelle dans la réserve de vin chaud en préparation, Gégé soupire, l’air accablé par ce qu’il vient d’entendre. « Bonjour l’ambiance s’ils viennent déjeuner ! »

Alors que le père Gontran dit la messe, en latin comme il se doit, sur le petit carré de pelouse au pied de la colonne Louis XVI, des jeunes gens que l’on dirait tout droit sortis d’un « rallye » de Neuilly sa mère commandent force vins chauds.

   Gonzague, fais-moi penser à recommander de ce crémant de Loire pour notre prochain dîner de la Nouvelle action royaliste française. Il est divin !

La jeune fille qui vient d’interpeller ledit Gonzague est une vraie beauté, visiblement plus encline à une vie délurée qu’à un long silence dans les ordres au couvent. Le Gonzague en question pourrait illustrer à merveille la chanson « J’suis snob » de Boris Vian. Fouloir de soie, mèche rebelle, chaussures cirées au glaçon, montre à gousset, etc.
   Les jeunes, vous resterez déjeuner ? lance Gégé. Je vais installer des tables à côté du truck, avec de gros chauffages au gaz. Vous pourrez manger en maillot de bain, mieux qu’à Saint-Trop’.

   Yessss, bon plan, se réjouit notre délurée. Même si ces engins au gaz sont affreusement mauvais pour notre planète. Et tout le monde de glousser à la saillie de Marie-Héloïse.

   On attend que les corbeaux fachos laissent le champ libre avant de rendre un hommage à notre roi bourbon, explique Gonzague au gros Gégé, visiblement peu au fait des subtilités monarchistes et de ses courants antagonistes.

   Et pourquoi ne rejoignez-vous pas les autres monarchistes au pied de la colonne Louis XVI ? La question, pourtant sans malice, du bon et gros Gégé laisse la joyeuse petite troupe de jeunes royalistes en goguette parfaitement silencieuse. Interloqué, le quasi parfait sosie du léniniste maoïste Christophe Bourseiller – si, souvenez-vous, l’incroyable intello binoclard d’Un éléphant ça trompe énormément – est le premier à protester.

   Cher monsieur Gérard, voudriez-vous gâcher cette belle journée ? Guillotiner notre enthousiasme juvénile pour une France plus belle, généreuse et unie ? Apprenez, Gégé, que nous n’avons rien à voir avec ces tradis de malheur. C’est comme si vous demandiez à un jésuite progressiste d’aller communier à une messe dite en l’honneur de l’Inquisition. Derrière son bar, la bonne bouille de Gégé devient plus sévère, ses traits se font étonnamment durs.


   Pas la peine de prendre des grands airs, mon petit gars. Je n’entrave rien à ce que tu me dis. J’ai été pion à l’école, arbitre de foot et agent de sécurité dans une grande radio, c’est te dire si j’en ai entendu des délires et des conneries, mais toi, t’as le pompon. Si les abrutis faisaient du vélo, t’aurais le maillot jaune !

   Excusez notre ami, monsieur Gérard. Comme tous les intellos, il a un peu de mal à exprimer clairement des opinions sans prendre ses contemporains pour des demeurés. Et Gonzague de prendre Gégé par l’épaule.

   En fait, c’est assez simple. Nous sommes effectivement royalistes, comme eux. Mais eux veulent le retour d’une monarchie de droit divin, où le peuple n’est rien ou presque. Nous, nous sommes pour une élection républicaine d’un roi de progrès, plutôt à gauche, qui rétablira ensuite une monarchie parlementaire et constitutionnelle, qui assurera à notre cher et vieux pays stabilité et prospérité. Hein, les filles ?!



Et les filles de reglousser, le nez dans le vin chaud, se remettant de la poudre, non pas dans le nez, mais sur les pommettes pour une fois. Le gros Gégé retrouve son sourire et sa grosse bouille de brave type.

   Ouais, c’est pas gagné, votre histoire, les enfants. C’est un peu un conte de fées, votre affaire. Un roi élu qui ne penserait qu’au bonheur et au bien-être de son peuple ? Autant chercher une aiguille humaniste dans une botte de foin politicarde. Les droits, on a toujours été les chercher dans la rue, pas dans urnes ou sur un trône. Les seules couleurs dont les puissants ont peur sont le rouge de la colère et le noir du désespoir.

En bon commerçant, Gégé n’oublie pas de finir sa diatribe par la formule magique du bistrotier : « Bon, je vous ressers quelque chose ? »

   Parce que ma tête de veau, il me faut cinq heures pour la cuisiner. La vôtre, il ne faudra que cinq minutes et deux ou trois verres pour la réchauffer, lance-t-il dans un grand et sonore éclat de rire.

   Mon ami, poursuit patiemment Gonzague à l’adresse de Gégé. Louis XVI, pour faire simple, était plus proche de Mitterrand que de Pétain. Oui, enfin, là, c’est peut-être un mauvais exemple à bien y repenser.

— Pourquoi ?

   Oh, de vieilles histoires de francisque et d’hôtel du Parc dans une ville d’eau de l’Allier. En tout cas, avec Turgot ou encore Necker, Louis XVI a tenté de changer la vie, lui aussi.
Et le sosie de Christophe Bourseiller de reprendre sur un ton professoral et monocorde :

   Le courant de justice qu’il a impulsé a levé une mer qui a sapé méthodiquement les fondements de la plus conservatrice des monarchies européennes. En fait, il a fait don de son corps au peuple, en savonnant la planche jusqu’à y faire glisser sa noble tête sous la lame tranchante de la guillotine.

   Comment enlève-t-on ses piles ? se contente de commenter Gégé.

Lénine prenait ses bains de mer à Pornic,près de Nantes


La matinée s’écoule paisiblement sur la place Louis XVI. Les jeunes monarchistes autoproclamés « de gauche » se saoulent au vin chaud, allant jusqu’à entonner « Le temps des cerises » tout en réclamant de payer les consos sans contact, « avec la gold ».

Les traditionnalistes, eux, repartent, non sans que les jeunes aux cheveux ras et aux idées d’autrefois fassent le coup de poing avec quelques « gauchos » venus perturber l’hommage au roi martyr. L’un d’eux, la pommette rougie par un mauvais coup de poing, vient réclamer un vin chaud.

   Je te l’offre, camarade, pour le spectacle et pour avoir souffleté les fins de race, lance Gonzague.
   Attends, mon pote, j’suis pas ton camarade et je ne veux pas de ton fric. Il pue le bourgeois. C’est pas avec des guignols comme vous qu’on fera la révolution prolétarienne.

 Loin de se démonter, Gonzague affiche un grand sourire, de plus en plus en verve à mesure que le vin chaud réveille ses neurones visiblement mis à mal la nuit précédente.

   Mais, camarade, tu sais que l’on fête autant la mort de Louis XVI que celle de Lénine le 21 janvier. Lénine, ça te parle ça, tovaritch ?

   Ouais, bah pour moi, il a eu le mérite de jeter les tsars aux oubliettes. Tsar ou roi, c’est juste bon à finir au bout d’une pique.

   Oui, eh bien, sache jeune bolchevique que ton Lénine ne dédaignait pas les plaisirs petit-bourgeois. À commencer par les bains de mer, à cinquante bornes de Nantes, tout près d’ici, à Pornic. Il y venait avec sa femme, qui avait connu la colonie « Le Grand Air », propriété du regretté parti socialiste unifié. Bien, figure-toi que ce n’était pas assez bien pour ton héros marxiste. Il préféra la bourgeoise villa « Les Roses » aux effluves de sueurs prolétaires de la colonie. Alors, tes leçons révolutionnaires, tu peux en faire des papillotes pour friser…

   Vous fâchez pas, les enfants, lance dans un sourire bonhomme le Gros Gégé. J’annonce le menu : un communard offert en entrée, c’est un kir, mais avec du vin rouge, pour faire plaisir à notre nouveau camarade prolétarien. Ensuite, des bouchées à la reine ou de la salade russe, suivant vos opinions, et puis, la célèbre tête de veau sauce gribiche façon Gégé. Et pour arroser ça, un Merlot cuvée 1984, en hommage à Orwell, mort aussi un 21 janvier. Mais visiblement, tout le monde s’en fout…

   Tu rigoles, je vais la poster sur mon Insta, s’amuse la jeune délurée monarchiste de gôôôche.

Gégé se prend la tête dans les mains et s’enfile un communard… À table, les discussions s’enflamment. On entend notamment Gonzague parler du procès de Louis XVI.

   Honnêtement, ton copain Staline n’aurait pas fait pire. On l’accusa de conspiration contre la sûreté générale de l’État… Bon, c’est vrai qu’il avait un peu déconné en fuyant à Varenne avec l’insortable Marie-Antoinette. Mais de là à lui donner du Louis le dernier avant de l’envoyer à l’échafaud…

   Patron, un rab de tête de veau ?

   Touche pas à la sauce gribiche, salope ! lance hilare Gonzague à Marie-Héloïse. Et le gros Gégé de sortir l’arme fatale, sorte de guillotine miniature, moins élaborée que celle ayant faire perdre sa tête au bon roi, mais aussi tranchante que la hache du sinistre bourreau de la pauvre Marie Stuart.

   Un cigare, les enfants ? Vous êtes trop cons, mais venez me revoir le 14 juillet. Des aristos à la Bastille, ça vaudra le détour ! On chantera « Ah, ça ira » et vous finirez à la lanterne…

Ainsi va le 21 janvier place Louis XVI à Nantes, qu’une administration tatillonne tente d’appeler officiellement place du Maréchal-Foch, sans succès. Là au moins, Louis XVI garde la tête haute !


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